“L’Impérialisme et la question nationale” (1929)

Un exposé préliminaire concernant la gauche communiste italienne et allemande

Otto Dix, La Guerre

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Annexes

Notes critiques de l’éditeur

Depuis que la guerre en Ukraine a repris avec intensité en 2022, et certainement depuis la guerre entre le Hamas et Israël en 2023, la question se pose de savoir quel est le caractère de ces guerres.

S’agit-il de guerres nationales – également appelées guerres de libération nationale ou guerres coloniales? Et si oui, quel État — ou aspirant État comme le Hamas — fait la guerre pour se libérer, et se libérer de quoi, et avec quelle chance de réaliser cette libération?

Ou bien les guerres actuelles sont-elles des guerres inter-impérialistes, c’est-à-dire des guerres dans lesquelles les États et les aspirants États engagent leurs propres populations et éliminent les populations ennemies dans une lutte pour la redistribution des sphères d’influence capitalistes? En d’autres termes, une guerre qui n’est pas dans l’intérêt de la classe ouvrière et qu’elle combat pour ses propres intérêts de classe et, en fin de compte, pour la révolution prolétarienne? C’est la position que nous défendons ici. Plus généralement et en même temps plus spécifiquement, elle se lit comme suit :

  • Toutes les guerres depuis le début du 20ème siècle sont le résultat de la division du monde en sphères d’influence capitalistes. Les grands et les petits États et aspirants États qui participent directement ou indirectement (par procuration) à ces guerres, y compris les moins puissants, sont impérialistes, c’est-à-dire qu’ils essaient de tirer le meilleur parti de la redistribution capitaliste du monde qui est le résultat de chaque guerre.
  • La “défense de son propre peuple” et le “droit des peuples à l’autodétermination” ne sont que les slogans par lesquels les impérialistes appellent les travailleurs de leurs pays à se massacrer les uns les autres pour les intérêts du capital.
  • La classe ouvrière, où qu’elle soit, n’a aucun intérêt dans cette guerre inter-impérialiste dont elle paie le prix en vies humaines, en blessures, en traumatismes de guerre et en augmentation de l’exploitation et de l’oppression. Pour la classe ouvrière de tous les pays : l’ennemi est au propre pays, la guerre (de classe) à la guerre (inter-impérialiste), pas de paix de classe mais la poursuite de la lutte ouvrière jusqu’à la révolution, même si elle conduit à la défaite de son “propre” pays dans la guerre (défaitisme révolutionnaire), à la transformation de la guerre impérialiste en révolution prolétarienne mondiale.

Cette discussion et cette terminologie ne sont pas nouvelles. Ils sont apparus au cours de la période autour de la Première Guerre Mondiale de 1914-1918, lorsque les sociaux-démocrates de gauche qui s’opposaient à la participation à la guerre des partis de la Deuxième Internationale ont utilisé le terme d’impérialisme pour indiquer que cette guerre n’était pas dans l’intérêt de la classe ouvrière. Après la révolution prolétarienne en Russie et la fin de la participation russe à la Première Guerre Mondiale, les sociaux-démocrates de gauche qui étaient en faveur de la lutte des travailleurs contre la guerre se sont appelés communistes et se sont réunis au sein de l’Internationale Communiste. Au départ, les différences entre les points de vue de la marxiste germano-polonaise Rosa Luxemburg et les marxistes néerlandais Herman Gorter et Anton Pannekoek, d’une part, et des marxistes russes Lénine, Zinoviev et Trotski, d’autre part, sont restées floues. Ces derniers estimaient que les guerres nationales étaient toujours possibles dans la période de la guerre inter-impérialiste et que la libération nationale était même dans l’intérêt de la classe ouvrière. C’est en partie à cause de ces divergences que les partisans de Pannekoek et de Gorter, qui ont formé les partis communistes ouvriers KAPN et KAPD aux Pays-Bas et en Allemagne, ont été expulsés de l’Internationale communiste en tant que “radicaux de gauche” et “maladie infantile du communisme” (Lénine). Amadeo Bordiga, porte-parole des communistes internationalistes en Italie, reste dans l’Internationale Communiste et critique la position des bolchevistes russes de manière très “diplomatique”.

Le texte de 1929 qui suit ici, “L’Impérialisme et la question nationale”, est paru dans la revue parisienne “L’ouvrier communiste”. Autour de cette revue, des immigrés allemands, partisans du KAPD, et italiens, partisans de la faction Bordiga (Gauche communiste italienne) discutent de leurs divergences. L’article ci-joint en est le résultat. Il reste intéressant parce qu’il oppose les points de vue de la “gauche communiste allemande” (KAPD) et ceux des bolcheviks d’une manière qui est également accessible aux partisans de la gauche italienne et même ceux qui partagent le point de vue national-bolchevique. En même temps, il montre que Bordiga était en fait d’accord avec le KAPD en 1924, mais qu’il ne l’exprime que de manière indirecte.

L’article contient également quelques faiblesses. La plus évidente est celle qui consiste à qualifier la position bolchevique de non-marxiste. C’est ignorer la confusion de tous les marxistes opposés à la guerre sur le concept d’impérialisme et, en particulier, l’unanimité sur le caractère bourgeois de la révolution attendue en Russie, point de vue que nous croyons erroné. Le fait qu’au début du 20e siècle, le monde était divisé en sphères d’influence capitalistes ne signifie pas seulement que toutes les guerres étaient inter-impérialistes. L’ère des révolutions bourgeoises était déjà révolue avec l’échec des révolutions européennes de 1848. L’adaptation à un monde de plus en plus capitaliste de pays dont le mode de production était essentiellement précapitaliste s’est faite par le biais de régimes historiquement arriérés, tels que celui de Bismarck en Allemagne et, plus tard, celui du tsarisme en Russie. Pour se maintenir militairement et dans le commerce extérieur, ces pays ont construit une industrie nationale capable de rivaliser avec celle des pays capitalistes plus anciens, notamment en appliquant les méthodes de production capitalistes les plus modernes dans les grandes entreprises industrielles. C’est ainsi qu’est née en Allemagne, puis en Russie, une classe ouvrière qui n’était plus liée par les influences petites-bourgeoises émanant de la petite entreprise. En 1848, Marx a eu l’idée qu’une révolution bourgeoise en Allemagne ne pourrait se faire que sous la pression du prolétariat. Cette révolution en Allemagne, associée à une révolution prolétarienne en France, pourrait alors se transformer en une révolution prolétarienne mondiale. Après 1848, il abandonne cette idée de révolution permanente et celle de guerres nationales associées.

Cependant, les théoriciens de la social-démocratie internationale – des réformistes aux révolutionnaires – insistent mécaniquement sur la nécessité d’une révolution bourgeoise dans la Russie “arriérée”. Ce faisant, les bolcheviks ont utilisé le schéma du Manifeste communiste et de la Ligue des Communistes. Ce faisant, les bolchéviks ont a) négligé le fait que Marx supposait la lutte des masses prolétariennes les plus larges (le concept de parti de Marx à l’époque) alors qu’ils préconisaient un parti révolutionnaire minoritaire, en fait sur le modèle Blanquiste, b) que Marx proposait que la Ligue des Communistes joue le rôle de parti d’opposition et non de parti au pouvoir, comme l’ont fait les bolchéviks. En tant que parti au pouvoir, les bolcheviks sont devenus les marionnettes des relations capitalistes inchangées dans les entreprises et des besoins de la Russie en matière de politique étrangère. Sous la pression capitaliste et impérialiste de l’intérieur et de l’extérieur, trompés par les idées d’une double révolution, bourgeoise et prolétarienne, ou d’une révolution permanente, ils pensaient diriger la révolution mondiale, alors qu’en réalité ils facilitaient la contre-révolution à l’intérieur et à l’extérieur du pays.

Le “droit des peuples à l’autodétermination nationale” n’a guère eu d’importance pratique dans les activités de Lénine et des bolcheviks jusqu’en octobre 1917. Mais à partir du moment où ils ont été au pouvoir, il est devenu un outil important de leur politique intérieure (Staline était commissaire du peuple aux nationalités) et de leur politique étrangère. Désormais, les “peuples” et les “nations” sont qualifiés selon les besoins de la politique de l’État russe, soit comme “opprimés par l’impérialisme” et donc candidats à la “libération nationale”, soit au contraire comme “impérialistes” ou “complices” de l’impérialisme. Depuis que, vers 1920, le parti communiste russe a perdu l’espoir d’être soutenu par une révolution prolétarienne à l’Ouest, il tente de protéger le front de l’Est par le biais d’une Internationale paysanne. L’Internationale communiste est désormais utilisée pour faire de ses affiliés l’instrument de la politique étrangère russe. Grâce à des tactiques historiquement dépassées de syndicalisme, de parlementarisme et de formation de fronts avec des sections de la bourgeoisie, les partis communistes occidentaux devaient devenir des organisations de masse qui exerçaient une pression sur leurs gouvernements dans l’intérêt de l’Union soviétique.  Lorsque les bolcheviks ont compris, vers 1920, que l’Union soviétique ne pourrait pas sortir de son isolement par une révolution prolétarienne en Allemagne, ils ont commencé à chercher à coopérer avec les généraux allemands. Karl Radek avait commencé à établir des contacts depuis sa prison en Allemagne lors de la révolte des travailleurs de la Ruhr contre le Kapp-putsch. Probablement avec l’approbation de Moscou, le KPD se joint aux accords de Bielefeld, qui désarment l’Armée rouge que les travailleurs de la Ruhr avaient formée. Des milliers de travailleurs révolutionnaires sont alors massacrés par la Reichswehr et les Freikorpse, d’où émergera plus tard le national-socialisme. Le “national-bolchevisme” de Hambourg, qui prône la collaboration avec les généraux allemands et l’Union soviétique pour défendre l’Allemagne contre la France et l’Angleterre, est d’abord rejeté puis accepté par les bolcheviks. Le Comintern découvre soudain que le traité de Versailles a fait de l’Allemagne une nation criblée de dettes, opprimée par l’impérialisme de la France et de l’Angleterre. Le KAPD et le GIC ont largement documenté cette trahison de l’internationalisme prolétarien par le Comintern et ses partis communistes affiliés. Un résumé du cas de l’Allemagne jusqu’au Pacte Hitler-Staline pendant la Seconde Guerre mondiale se trouve, entre autres, dans Rusland en de grote nederlaag van de Duitse arbeidersklasse in 1933.39 La réorientation de la politique étrangère russe vers l’Est depuis 1923 se trouve dans De ontwikkeling van de buitenlandse politiek van de Sovjet-Unie.40 Cette politique a eu des conséquences désastreuses pour les communistes et les travailleurs révolutionnaires de Chine, qui ont été massacrés en 1927 par le Kwo-Min-Tang bourgeois que Moscou leur avait imposé en tant qu’allié. Dans le texte ci-dessus, partie 2, voir les chapitres La course à l’Est et De afslachting van de Chinese arbeiders-revolutie. [1].

Lorsque “L’Impérialisme et la question nationale” s’appuie sur Zinoviev, il adopte son interprétation de la position de Marx lors de la guerre franco-allemande de 1870. Marx aurait considéré cette guerre comme la dernière guerre nationale, ou l’une des dernières guerres nationales en Europe. Pour cela, voir Zinoviev “Les maraudeurs” (1915) que nous avons mis en annexe, ainsi que des citations suivantes de Marx. Ces citations montrent que dans sa correspondance privée, Marx ne parlait de la guerre franco-allemande comme d’une guerre nationale que dans un sens parodique, puisque celle-ci était comprise comme telle, tant du côté français que du côté allemand, par les États belligérants et la petite bourgeoisie. Enfin, dans sa brochure de 1871 sur la Commune de Paris, “La guerre civile en France”, Marx déclare sans équivoque que la guerre nationale n’est rien d’autre qu’une escroquerie gouvernementale.

“L’Impérialisme et la question nationale” se termine par la mention “à suivre”. Cependant, cette suite ne nous est pas connue. Il est possible que l’auteur ait voulu attirer l’attention sur la base matérielle des opinions bolcheviques sur la survie des guerres nationales, de la libération nationale et des luttes “anti-impérialistes” dans les territoires coloniaux et semi-coloniaux. Rosa Luxemburg et, après son assassinat en 1919, le KAPD avaient déjà publié des articles à ce sujet. Avant 1914, Lénine pensait que le prolétariat russe, ou du moins son parti, pourrait tirer profit des mouvements nationaux contre l’autorité centrale de l’État multi peuple qu’était la Russie tsariste. Après avoir pris le pouvoir en Russie grâce à la révolution prolétarienne, les bolcheviks ont estimé qu’ils devaient tenir leurs promesses concernant le droit à l’autodétermination des peuples. En Finlande et en Ukraine, la bourgeoisie nationale indépendante s’est immédiatement rangée du côté de l’Entente impérialiste qui entourait la Russie soviétique. Par la suite, l’Armée rouge a repris l’Ukraine au prix de nombreuses pertes. Pour les conséquences fatales de l’alliance des partis communistes avec les groupes bourgeois nationalistes en Turquie, en Perse (aujourd’hui : Iran) et en Chine, nous renvoyions à l’article de l’Ouvrier Communiste. Cependant, il manque l’ajout que la politique imposée par la Comintern de fronts avec les mouvements de libération nationale, ou ce qui devait passer pour tel, correspondait aux intérêts de politique étrangère de la Russie soviétique, que rétrospectivement, et avec plus de distance, nous devons qualifier sans ambiguïté d’impérialistes. Pour une analyse plus approfondie des vues de Lénine sur l’impérialisme et la libération nationale, nous renvoyons ici à “The inter-imperialist war in Ukraine – From Luxemburg, Pannekoek, Gorter and Lenin to ‘Council-Communism’.”

Quant à Bordiga, il convient de noter qu’il s’est accroché à Trotski dans ses tentatives d’opposition au sein de la Comintern. Après que Trotski a repoussé Bordiga, ce dernier a adopté encore plus intimement les notions trotskistes de révolution permanente. Cela a conduit à des théories sur la révolution en Russie comme une double révolution, prolétarienne et bourgeoise à la fois. Et pire encore, le soutien à la “libération” nationale par les “bordigistes”, par les scissionnistes qui s’appellent presque tous le Parti Communiste International. On dit maintenant que le “cycle des libérations nationales” s’est terminé dans les années 60 (ou à d’autres moments). Mais le venin fait encore régulièrement surface dans des vomissements telles que les appels au soutien des prolétaires palestiniens pendant faire silence sur les travailleurs israéliens. Par ailleurs, l’article de Bordiga “Le communisme et la question nationale” (1924) n’est pas mentionné sur le site d’archives bordigistes sinistra.net. Apparemment une “maladie infantile” de Bordiga.

Les nombreuses guerres qui se sont déroulées depuis l’époque où Rosa Luxemburg, Lénine, Pannekoek et Gorter réfléchissaient à la nouvelle ère de l’impérialisme, ont clairement montré que la gauche communiste allemande et néerlandaise avait raison. Il est vrai que de nombreuses nouvelles nations sont apparues au 20e siècle, mais leur signification n’était plus la lutte contre le mode de production précapitaliste et pour la poursuite de l’expansion du capitalisme, et donc la croissance du base de la lutte des travailleurs. En particulier, les guerres qualifiées par les partisans du bolchevisme de luttes de libération nationale, anticoloniales ou anti-impérialistes, bref, de guerres nationales, se sont toutes révélées être des guerres entre puissances capitalistes et impérialistes. Pendant la période de la guerre froide, il s’agissait notamment du bloc américain et du bloc russe, tous deux capitalistes et impérialistes. Après la disparition de l’Union Soviétique, la place de la Russie a été temporairement remplacée par d’autres puissances impérialistes, notamment régionales. La Chine s’est révélée être une nouvelle puissance mondiale capable de faire tomber les États-Unis de leur trône. Les petites nations – comme les nations des États aspirants – se sont révélées n’être rien d’autre que l’illusion propagandiste du “peuple”, cette fausse unité nationale de la bourgeoisie et du prolétariat, que la petite bourgeoisie à la tête de la soi-disant lutte de “libération” utilise pour amener les prolétaires et les paysans pauvres à se battre pour ses intérêts impérialistes: maximiser leur part de la redistribution capitaliste du monde par le biais de la guerre. La “libération de l’impérialisme” s’est toujours traduite par la soumission à l’impérialisme d’une autre superpuissance. Parfois, les “libérateurs” se sont révélés être des oppresseurs d’autres “nations”, comme l’invasion vietnamienne du Cambodge. L’article “L’impérialisme et la question nationale” mentionne déjà quelques exemples des années 1920, mais même depuis lors, tous les mouvements de “libération” ont réprimé toute forme de lutte ouvrière autonome. À cet égard, ils démontrent parfois leur anti-prolétarisme avant même leur victoire sur l’impérialisme étranger.

F.C. Décembre 2023

Léninisme ou Marxisme?
L’Impérialisme et la question nationale

Par L’ouvrier communiste (Paris), no. 2-3, Oct. 1929

Le conflit actuel de la Chine avec la Russie et les menaces de guerre qui découlent de cet incident inter-impérialiste, comme d’ailleurs de tous ceux que nous apporte au jour le jour l’actualité, signalent la possibilité imminente d’une nouvelle guerre mondiale et nous imposent une attention renouvelée pour le problème que le déclenchement et le développement de la guerre de 1914 avaient alors si brutalement placé devant la gauche Marxiste de la 2ème Internationale.

Sur ce terrain, des différends très importants s’étaient manifestés entre les éléments Léninistes (réduits en l’espèce à Lénine et Zinoviev qui rédigeaient à eux seuls le «Socialdemokrat») et la majorité de cette gauche (surtout composée des éléments d’Allemagne, de Pologne et de Hollande). Il n’est pas sans importance de constater l’isolement du bolchévisme russe dans sa position particulière sur la question nationale en face des autres courants. Ce n’est sans doute pas par un simple hasard que le bolchévisme ou Léninisme se trouvait déjà sur ce terrain en contradiction avec l’idéologie prolétarienne occidentale.

Depuis trop longtemps ces divergences, d’une importance fondamentale pour le développement de la révolution internationale, ont été tenus sous le boisseau par les divers éléments de la 3ème Internationale. Tout comme les majoritaires, les soi-disants oppositionnels catalogués Léninistes, Trotskistes ou Bordiguistes ont toujours feint d’ignorer l’antagonisme des tendances Luxembourgiste et Bolcheviste. «Prometeo», qui publiait dernièrement un article d’Amédée Bordiga sur la «Question Nationale»[2] ne fait pas remarquer en quoi le contenu de cet article parait s’écarter du Léninisme pour se rapprocher de Luxembourg. Il convient d’ajouter que Bordiga lui-même a contribué à maintenir dans l’ombre ces différends, qui existaient depuis une quinzaine d’années dans la gauche Marxiste, en les voilant du manteau de la discipline bolchévique. C’est seulement dans sa conférence sur Lénine de 1924 qu’il fait une vague allusion à cette divergence et manifeste dans une phrase diplomatique sa sympathie pour la tendance anti-Léniniste de la gauche Marxiste dans la 2ème Internationale.

En fait, la mort de Luxembourg et l’exclusion des éléments gauchistes tels que les «Tribunistes» hollandais et le Parti Communiste-Ouvrier allemand (K.A.P.D.) hors de la 3ème Internationale, permirent au Léninisme de dominer incontesté la tactique du Comintern dans la question nationale aussi bien que dans toutes ses autres questions.

Il faut dont d’abord mettre en évidence la position Marxiste sur ce problème particulier, telle qu’elle ressort incontestablement des citations alléguées par Zinoviev et Lénine eux-mêmes. Dans «Contre le Courant» de Zinoviev et Lénine (Tome 1, page 18 de traduction française) il est fait appel à l’opinion de Marx dans «Le Manifeste Communiste»: «Les ouvriers n’ont pas de patrie». Reproduisons dans son intégrité le passage du manifeste où Marx et Engels exposent leur pensée sur la question de la patrie en rapport avec la classe ouvrière (voir l’édition de la Librairie de l’Humanité, p. 37):

«Les ouvriers n’ont de patrie. On ne peut pas leur ravir ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit, en premier lieu, conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe nationalement dirigeante, devenir lui-même la nation, il est encore par la national, nullement au sens bourgeois du mot. »

«Déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commence, le marché mondial, l’uniformité de la production industrielle et les conditions d’existence qui y correspondent. Le prolétariat au pouvoir les fera disparaitre plus encore. Son action commune, dans les pays civilisés tout au moins, est une des premières conditions de son émancipation.»

Lénine donne ici (l. c.) une interprétation exacte du texte de Marx en reconnaissant que la révolution socialiste ne peut pas vaincre dans les limites de l’ancienne patrie, qu’elle ne peut se conserver dans les frontières nationales, que son action commune, comme le dit justement Marx, dans les pays civilisés tout au moins, ont une des premières conditions de l’émancipation. Il est clair qu’ici Karl Marx implique chez les prolétaires avancés un sens élevé de l’internationalisme déjà avant la victoire révolutionnaire, et qu’ii y voit une base pour le développement de la révolution. L’expression de nation appliqué à l’ensemble social que domine le prolétariat et qu’il identifie progressivement à lui-même, est formelle comme le résidu vide de sens laissé par la bourgeoisie dans sa chute. Elle ne permet nullement d’affirmer que Karl Marx ait songé à l’existence distincte d’une «patrie socialiste» quelconque.

Il ressorte clairement du reste que les limites nationales perdent leur signification économique et politique déjà sous le régime bourgeois et qu’elles sont destinées à une abolition complète par le développement du pouvoir prolétarien.

Le développement ultérieur de l’économie capitaliste a montré à fond la justesse de cette thèse en réalisant l’unité universelle du marché des matières premières, des débouchés et des capitaux. La dernière guerre a achevé de démasquer le nationalisme comme une survivance ultra-réactionnaire n’exprimant plus les intérêts d’une formation sociale autonome, mais servant de déguisement idéologique aux réalités impérialistes.

Les petits bourgeois de tout poil et l’aristocratie ouvrière des monopoles ne sont les véhicules du patriotisme que dans la mesure de leur assujettissement au grand capital qui en fait ses pantins, alternant la comédie de la défense nationale avec celle du Wilsonnisme,[3] du Locarnisme [4] etc… Les ouvriers n’ont aucune raison d’attachement aux démarcations nationales, ce qui est manifesté par l’internationalisme ouvrier; il est évident que la base historique de ses luttes et de ses expériences révolutionnaires conduira le prolétariat à abolir les frontières dès qu’il aura réalisé la prise du pouvoir dans plus d’un pays. Le caractère ethnique des nationalités achève de perdre toute valeur, la fusion des éléments ethniques les plus disparates est depuis longtemps une banalité, et les frontières «naturelles» pas plus que les frontières ethniques ne résistent au courants de la civilisation.

Ainsi la thèse internationaliste du Marxisme ne prête’ à aucune méprise ; l’expression qui la résume: «les ouvriers n’ont pas de patrie», est d’une clarté irrévocable marquant la division réelle entre le nationalisme bourgeois et l’internationalisme prolétarien, le développement historique ultérieur a démasqué le caractère nettement bourgeois de l’idéologie patriotique et nationale. Et cependant Lénine n’a pas effacé complètement de sa conception «Marxiste» l’influence de cette idéologie patriotique, que les éléments Marxistes d’occident repoussaient entièrement.

Il est intéressant de remarquer que lorsque Lénine polémise avec les réformistes il assume des attitudes ultra-gauches[5] tandis que lorsqu’il polémise avec les ultra-gauches il prend des attitudes réformistes. Cette position éclectique est généralisée chez lui dans toutes les questions. Les oscillations de son centrisme sont très bien caractérisées dans des ouvrages comme «La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky» d’une part et la «Maladie Infantile du Communisme» de l’autre. Dans le passage cité de «Contre le Courant» (page 18 du premier volume) Lénine polémise contre les réformistes et social-traitres. Il devient purement internationaliste, il rappelle l’inéquivocable expression Marxiste: «Les ouvriers n’ont pas de patrie».

Page 213 polémisant contre le hollandais Nieuwenhuis et le comparant à Gustave Hervé, il affirme que ce dernier disait une bêtise «lorsque de cet axiome: «Toute patrie n’est qu’une vache à lait pour les capitalistes» il tirait cette conclusion:

«La monarchie allemande ou la république française, c’est tout un, pour les socialistes.»

«Lorsque dans la résolution qu’il présente au congrès, Hervé déclare que pour le prolétariat est absolument indifférent» que le pays se trouve sous la domination de telle ou de telle bourgeoisie nationale, il formule et défend une absurdité, pire que celle de Nieuwenhuis. Il n’est pas du tout indifférent au prolétariat de pouvoir, par exemple, parler librement sa langue maternelle où bien de subir une oppression nationale qui vient s’ajouter à l’exploitation à de classe. Au lieu de tirer des prémisses qui annoncent le socialisme, celte déduction, que le prolétariat est la seule classe qui luttera jusqu’au bout, certainement, contre toute oppression nationale, pour la complète égalité de droits des nations, pour le droit des nations à disposer eux-mêmes, au lieu de cela, Hervé déclare que le prolétariat n’a pas à s’occuper de l’oppression nationale, qu’il ignore la question nationale en générale.»

Naturellement Lénine adopte dans cette circonstance sa méthode préférée des analogies pour pouvoir refuser une théorie par la trahison d’un homme. Mais cela n’a pas beaucoup, d’importance pour nous. Ce qui est le plus important c’est le contenu de ce passage si, résume la théorie Léninienne sur la question nationale. Et, il prétend de tirer cette conception particulière à lui et aux bolcheviks, des prémisses qui annoncent le socialisme!

Or il a déjà admis avec Marx que «les ouvriers n’ont pas de patrie» que la question nationale ne peut avoir aucun intérêt pour la classe ouvrière. Marx dit clairement qu’on ne peut leur ravir (aux prolétaires) ce qu’ils n’ont pas. Et pourtant de ce passage de Lénine ressort clairement qu’on peut ravir la patrie aux ouvriers, que celle-ci n’est pas seulement un privilège des classes dominantes, qu’elle est aussi un avantage des classes exploitées. En effet «il n’est pas indifférent de subir une oppression nationale qui vient s’ajouter à l’exploitation de classe». lci ressort clairement la contradiction entre la pensée Marxiste et la pensée Léniniste. Pour Lénine le prolétariat doit s’intéresser à la question nationale, il doit être contre toute oppression nationale, à savoir contre toute oppression de la patrie, que, selon Marx il n’a pas et on ne peut lui ravir. Pour Lénine le prolétariat est même le paladin de la défense nationale, car il représente la seule classe qui luttera jusqu’au bout, notamment contre toute oppression nationale.

Ce sont là sans doute les sources du national-bolchévisme. Et lorsqu’on aura bien réfléchi sur la signification de la pensée Léninienne on ne s’étonnera pas que Boukharine ait dit en 1923:

«Le conflit entre France et Allemagne de 1923 n’est pas une simple répétition du conflit de 1914. Il a plutôt un caractère national. Par conséquent le P.C.A. devra dire clairement à la classe ouvrière qu’elle seule peut défendre la nation allemande contre la bourgeoisie, qui vend les intérêts nationaux de son pays.»

En effet, l’Allemagne n’était-elle pas dans l’esprit de la pensée Léninienne un pays opprimé? Cela ne souffre pas de doute. Des régions allemandes était opprimées par l’occupation française, était du «devoir» des ouvriers allemands, de lutter jusqu’au bout pour la libération de ces régions! Pour la libération de l’Allemagne de l’oppression de l’Entente. Tout le monde connait bien les résultats de l’application de la tactique Léninienne en 1923 en Allemagne.[6]

Il ressort de cette expérience désastreuse que quand le prolétariat se met à défendre «sa patrie» «la nation opprimée» il atteint un seul résultat, c’est à dire de renforcer sa propre bourgeoisie. Mais il sera nécessaire de faire ressortir encore une contradiction très patente, qui existe dans les articles de «Contre le Courant» pour se rendre compte de la nature équivoque du National bolchévisme. Dans l’article «Les maraudeurs» de Zinoviev (page 71 du premier vol.) [7] il est dit ceci:

«Marx considérait la guerre de 1870-1871 comme une des dernières — ou comme la dernière — grande guerre nationale de l’Europe. Tout socialiste convient évidemment que la guerre de 1870-71 fermait en réalité l’ère de l’affermissement national des grandes états européens.»

Zinoviev polémiquait alors, cela va sans dire, contre les réformistes. De l’opinion de Marx et Zinoviev ressort clairement que l’époque des guerres nationales est complètement fermée. L’opinion Marxiste trouve un apport formidable dans le développement consécutif du capitalisme et de l’impérialisme capitaliste, de caractère purement économique. Dans «L’Impérialisme, dernière Étape du Capitalisme», Lénine a mis en relief le caractère de ce dernier, en le différenciant totalement de l’impérialisme classique. Cet impérialisme moderne, produit des antagonismes économiques du capitalisme domine complètement toutes les luttes et différends internationaux. Il n’y par conséquent pas de place pour des éléments accessoires tels que les nationaux dans les grands conflits modernes du capitalisme. Les questions nationales ne peuvent servir que de prétexte aux développements de conflits internationaux, même elles peuvent être artificiellement provoquées pour déchaîner une guerre. Rien ne peut échapper à la puissance de l’engrenage impérialiste, à la lutte acharnée entre les impérialismes rivaux. Dans cette question la réalité se fait un jour très clair dans la pensée de Rosa Luxembourg (Juniusbrochure).

«Tant que les états capitalistes existent, c’est à dire tant que la politique impérialiste mondiale domine la vie intérieure et extérieure des états, le droit des nations à disposer d’elle-mêmes n’a ni en paix ni en guerre la moindre importance. Bien plus: Dans l’actuel milieu impérialiste il n’y a pas de place pour une guerre de défense nationale et toute politique social qui fait abstraction de ce milieu historique et qui veut s’orienter de la base isolée d’un seul pays, est dès début bâtie sur le sable.»

Comme nous venons de constater, l’impérialisme a supprimé toute possibilité d’une guerre nationale dans le sens Marxiste du mot et l’opinion de Karl Marx de 1871 a trouvé une base solide dans l’ultérieur développement de l’impérialisme capitaliste. Or dans le passage précité il semblerait que le Léninisme se rapproche dans sa ligne générale de cette opinion. Mais il n’en est rien. Dans sa polémique contre les social-démocrates polonais (page 129 du 2ème vol. de «Contre le Courant») Lénine développe ainsi sa pensée en contraste avec ces derniers:

«Évidemment les auteurs polonais posent la question de «la défense de la patrie» tout autrement que ne la pose notre parti. Nous repoussons la défense de la patrie dans la guerre impérialiste… Évidemment les auteurs des thèses polonaises repoussent la défense de la patrie d’une façon générale, c’est à dire même pour une guerre nationale, estimant peut-être que les guerres nationales, dans l’ère impérialiste sont impossibles.»

Il est patent que dans ce passage Lénine affirme que pour lui les guerres nationales ne sont pas encore finies et qu’il admet la défense de la patrie dans une guerre nationale. On voit clairement qu’ici-même l’idéologie Léniniste est en contradiction avec le Marxisme et avec elle-même. Pour Lénine la réalité oscille entre deux pôles qui se nient réciproquement. D’une part il reconnait la réalité terrible de la guerre impérialiste, qui tire son origine apparente d’un conflit national, de l’autre il s’attache désespérément à, un nationalisme évincé, suranné, qu’il veut par force faire revivre. Et c’est par cela-même qu’il cherche des exemples dans des insurrections nationales, qui ont démasqués successivement leur caractère réactionnaire et qui n’ont apporté aucun avantage au mouvement révolutionnaire du prolétariat, Lénine affirme (page 139 du 2ème vol. de «Contre de Courant» ceci:

«Les socialistes veulent utiliser pour leur révolution toutes les mouvements nationaux qui se déclenchent contre l’impérialisme. Plus la lutte du prolétariat contre le front commun des impérialismes est à présent nette, plus le principe internationaliste devient essentiel qui dit: un peuple qui opprime d’autres peuples ne peut être libre lui-même.»

Dans la polémique avec la Juniusbrochure («Sur une brochure de Junius» Contre le Courant II Page 154) la pensée de Lénine dans cette question se précise de plus en plus. Pour Lénine existe une ligne de démarcation nette entre les guerres nationales et les guerres impérialistes.

«Seul un sophiste (p. 158) pourrait essayer d’effacer la différence entre une guerre impérialiste et une guerre nationale…»

Et plus bas il affirme même la possibilité d’une grande guerre nationale:

«Si l’impérialisme hors ‘Europe se maintenait aussi pendant une vingtaine d’années, sans laisser de place au socialisme, par exemple en raison d’une guerre américano-japonaise, alors serait possible une grande guerre nationale en Europe.»

Junius (Luxembourg) soutient, en Marxiste, cohérent, qu’il ne peut plus se faire de guerres nationales et Lénine s’écrie qu’il serait faux «d’étendre l’appréciation de la guerre actuelle à toutes les guerres possibles sous l’impérialisme, d’oublier les mouvements nationaux qui peuvent se produire contre l’impérialisme». Et il ajoute que même une grande guerre nationale est possible! Ici la contradiction entre sa pensée et la pensée Marxiste se fait de plus en plus aiguë, car pour Zinoviev lui-même la guerre de 1870-71 a fermé l’ère des grandes guerres nationales en Europe.

En vain, page 122-23 du même ouvrage Lénine essaie de se tirer d’affaire dans sa polémique contre les social-démocrates polonais, en ayant recours à la pensée d’Engels contenue dans l’ouvrage «Le Po et le Rhin». Sa contradiction avec le Marxisme n’en est pas moins évidente. Engels croit que les frontières des grandes nations européennes furent déterminées dans le cours historique, qui réalisa l’absorption de plusieurs nations petites et non viables, intégrées plus en plus dans une grande par la langue et les sympathies des populations. Cette thèse Engelsienne est déjà très faible du point de vue historique. Mais surtout Lénine est obligé de constater que le capitalisme réactionnaire, impérialiste, brise de plus en plus souvent ces frontières démocratiquement définies. Or il faut remarquer que la façon de voir l’influence du capitalisme dans le bouleversement des anciennes frontières qu’Engels considèrerait comme «naturelles» ne répond pas du tout à l’idée maîtresse du Marxisme contenue dans le Manifeste des Communistes au passage précité:

«Déjà les démarcations et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l’uniformité de la production industrielle et les conditions d’existence qui y correspondent.»

Ce processus de disparition des démarcations nationales n’est pas considéré par Marx comme un phénomène réactionnaire, tel que le prétend Lénine. Lénine considère tout ce processus et la façon de l’envisager mise en pratique par les social-démocrates polonais, comme de «l’économisme impérialiste > Voici ce qu’il en dit:

«Les vieux «économistes» [8] ne laissant qu’une caricature du Marxisme, enseignaient aux ouvriers que «ce qui est de l’économie» importe seul au Marxistes. Les nouveaux «économistes» pensent-ils que l’Etat démocratique du socialisme vainqueur existera sans frontière (dans le genre d’un complexe de sensation sans matière?). Pensent-ils que les frontières ne seront déterminées que par les besoins de production? En réalité ces frontières seront déterminées démocratiquement, c’est à dire conformément à la volonté et aux sympathies de la population. Le capitalisme influe par la violence sur «ces sympathies» et par là ajoute de nouvelles difficultés à l’œuvre de rapprochement des nations.»

Il y a là un contraste évident entre la pensée Léninienne et la pensée Marxiste. Pour Marx la bourgeoisie, l’organisation économique du capitalisme font disparaître les frontières, éliminent les difficultés nationales, pour Lénine le capitalisme augmente ces difficultés. On pourra remarquer que la bourgeoisie était progressiste en 1848 et réactionnaire dans la phase impérialiste. Ce serait là une distinction qui ne servirait pas beaucoup, car l’essor de l’économie mondiale n’a pas cessé depuis lors, même à travers des crises formidables à déterminer un rapprochement de plus en plus intime entre les populations nationales, et parfois la fusion des éléments nationaux.

La pensée Léninienne ne se rend pas compte aussi du côté artificiel des soi-disant sentiments nationaux alimentés expressément par la bourgeoisie. Elle ne se rend pas compte que chez quelques couches de la population les sentiments chauvins sont un simple résultat de leur conditions économiques. Qu’aujourd’hui l’amour de la patrie est relégué dans ces couches, que nous avons déjà désignées plus haut.

La pensée Léninienne nous apparaît ici comme un anachronisme historique, un retour en arrière. Il veut réaliser l’unité des peuples en revenant sur une base historique, que le Marxisme considérait déjà en 1848 en voie de disparition. La pensée Léninienne sur ce terrain bien ignoré des militants communistes occidentaux peut être définie carrément comme réactionnaire.

Au lieu de combattre des sentiments nationaux, que la bourgeoisie a tout l’intérêt de maintenir en vie, elle les encourage, les légitime, en fait une base morale de développement du socialisme.

Personne ne doutera pas un moment, en lisant la polémique de Lénine contre Junius que le sophisme est de son côté. En effet quel est le seul argument qu’il peut ajouter contre la Luxembourg? Le prétexte subtil que la dialectique peut glisser dans le sophisme. Et il fait pour cela appel à la dialectique des Grecs qui n’a rien à faire avec la dialectique matérialiste, qui n’est pas une méthode en dehors de la réalité, mais une méthode dans la réalité elle-même. Car cette guerre nationale (la petite Serbie qui se révolte contre la grande Autriche) s’était transformée en la guerre impérialiste, non pas dans l’abstraction mais dans la réalité. Elle a prouvé clairement que le sophisme était sur le terrain des guerres et questions nationales du côté de Lénine.

Mais avant de passer en revue les évènements historiques qui sont venus confirmer ce jugement il ne sera pas mal de fixer d’une façon plus claire la pensée de Lénine par une citation qui ne peut donner lieu à aucune contestation dans son contenu. Dans l’article contre la brochure de Junius (page 158, vol. II de «Contre le Courant» Lénine affirme nettement sa foi dans les guerres nationales et étend sa théorie à la question coloniale:

«Des guerres nationales — dit-il — ne sont pas seulement probables, elles sont inévitables, à une époque d’impérialisme, du cote des colonies et semi-colonies (Chine, Turquie, Perse) il existe des populations atteignant au total jusqu’à milliard d’hommes, c’est à dire plus de la moitié de population du globe. Les mouvements nationaux émancipateurs de ce côté, sont où déjà très forts, où en croissance et, en maturation. La continuation de la politique nationale émancipatrice des colonies sera forcément dans des guerres nationales qu’elles engageront conne l’impérialisme. De guerre de ce genre peuvent amener une guerre des grandes puissances impérialistes aujourd’hui; mais elles peuvent aussi ne rien amener, cela dépendra de nombreuses circonstances.»

Nous avons remarqué jusqu’à présent les contradictions entre le Marxisme et le Léninisme sur le terrain de la question nationale. Nous avons fait remarquer le contraste net entre la thèse national-bolchévique du Léninisme et l’internationalisme Marxiste des gauchistes allemands, des Polonais et des Hollandais. Ceux qui auront lu ou liront l’article «Le Communisme et la Question nationale» de Bordiga paru sur «Prometeo» de 15 septembre 1929 [9] remarqueront que ce contraste (tout en étant caché) existait aussi entre la pensée de gauche italienne et la pensée Léninienne.

Il ne s’agit pas là d’un pur hasard. Le Léninisme anti-Marxiste cachait sur le terrain de la question nationale une profonde différence de conditions objectives entre la Russie et les autres pays européens. Les bases objectives de la prochaine révolution russe n’étaient pas purement socialistes et dans la pensée Léninienne se produisait cette étrange contamination d’éléments prolétariens en bourgeois qui, se heurtaient contre la pensée nettement ouvrière de l’occident, Les conditions objectives russes se reflétaient déjà dans leur contraste dans la pensée du futur chef de la Révolution d’Octobre.

Ces considérations, qui ont pourtant leur base théorique, dans la conception du matérialisme historique et qui contiennent le jugement de la conception nationale du Léninisme, ne sauraient pas suffire, si elles ne s’étayaient pas sur la banqueroute historique du national-bolchévisme. Beaucoup de militants communistes ont crû jusqu’à présent que la tactique appliquée par le Léninisme, le Boukharisme et le Stalinisme n’avait rien à faire avec le Léninisme, ils ont pensé que ces lignes tactiques de l’Internationale Communiste était une dégénérescence de la ligne pure du Bolchévisme. Cela a été dû aussi à l’attitude diplomatique de quelques opposants gauchistes, qui comme nous l’avons déjà fait remarquer au début de cet article, ont caché des différends sérieux avec le Léninisme, en faisant appel à la dégénérescence du bolchévisme. Les nuances Zinovievine, Boukhariniste, Staliniste et même Trotskiste ne se détachent en rien du national-bolchévisme authentiquement Léniniste.

C’est pour cela que nous avons été obligés d’avoir recours à des nombreuses citations de Lénine pour que les ouvriers communistes non-fanatisés, qui lisent et réfléchissent, puissent comprendre que le national-bolchévisme a une source unique qui est dans le Léninisme.

Mais passons donc à l’analyse du processus historique ultérieur à la fondation théorique du National-Léninisme pour constater la nature anti-prolétarienne et sa banqueroute définitive.

Nous avons déjà vu que Lénine en contraste avec la thèse Marxiste de 1871, envisageait la possibilité d’une grande guerre nationale en Europe, nous avons vu que Lénine estimait du devoir du prolétariat défendre la nation opprimée. Pour les Léninistes en 1923, dans la période de l’occupation et de la guerre économique de la Ruhr, l’Allemagne faisait une guerre nationale. Ils affirmaient qu’à la suite du traité de Versailles l’Allemagne était devenue une nation opprimée. C’est pour cela que Boukharine dans la citation déjà alléguée estimait que le prolétariat allemand devait défendre la nation. Zinoviev dans la «Rote Fahne» du 17 juin 1923 affirmait que les communistes sont les vrais défenseurs du pays, du peuple et de la nation. Boukharine et Zinoviev étaient alors des Léninistes, des bolchéviques purs. Lénine dans «Contre le Courant» n’avait-il pas prévu la «grande guerre nationale»? Certes Zinoviev oubliait son article des Maraudeurs, mais Lénine n’avait-il pas oublié en 1916 ses considérations de 1914 contre les réformistes? Radek, exaltant Schlageter et polémiquant à l’amiable sur la «Rote Fahne» avec le fasciste Réventlow était lui aussi un Léniniste conséquent, car il songeait à défendre l’Allemagne opprimée contre l’impérialisme de l’Entente et la bourgeoisie allemande traitresse. Certes la Ruth Fischer dépassait un peu les limites du Léninisme, quand elle procédait devant les étudiants racistes à sa justification de l’antisémitisme fasciste pour sauver la patrie opprimée, mais ce n’était là qu’un écart de conduite dû à un tempérament excessif. Rien que de Léniniste chez Paul Froelich lorsqu’il écrivait dans la «Rote Fahne» du 3 août 1923:

«Il n’est pas vrai que nous autres communistes avons été pendant la guerre des antinationaux. Nous étions contre la guerre, non parce que nous étions des anti-allemands, mais parce que la guerre ne servait que les intérêts du capitalisme… par cela même nous ne nions pas la défense nationale là où elle est mise à l’ordre du jour!»

Lénine a di qu’il repoussait la défense de la patrie dans une guerre impérialiste, mais non pas d’une façon générale? Nous voyons clairement que ni Zinoviev, ni Boukharine, ni Radek, ni Froelich ne trahissait le Léninisme dans leur stratégie de 1923. C’était le Léninisme seul qui tuait la révolution allemande, c’était le national-bolchévisme qui, en prétendant sauver la nation contre la bourgeoisie allemande, sauvait la bourgeoisie contre le prolétariat allemand. On éloignait l’attention du prolétariat de son objectif principal: la lutte contre le capitalisme international, par suite on détachait ainsi les sans-patrie allemands des sans-patrie des autres nations, en bavardant d’oppression nationale, de trahison nationale de la bourgeoisie allemande et autres chansons petite-bourgeoises. Quels ont été les résultats de l’application conséquente de la tactique nationale Léninienne dans le 23 allemand? Que le prolétariat a été battu, que la bourgeoisie allemande s’est renforcée tellement que Boukharine au VI Congrès de l’Internationale Communiste s’est vu forcé de nous relever la résurrection de l’impérialisme allemand! …

C’est ainsi que l’idéologie nationale Léninienne au moins pour ce qui regarde la «grande guerre nationale européenne» a trouvé son tombeau dans le 23 allemand. Et derrière ce tombeau apparait l’image sanglante de auteur de la Juniusbrochure qui crie: «Il n’y à plus de guerre nationales sous l’impérialisme capitaliste».

Mais si la grande guerre nationale européenne a trouvé son tombeau dans le 23 allemand, les petites guerres nationales des colonies et semi-colonies (Turquie, Perse et Chine) sont aussi mortes dans le marais de la réaction impérialiste. Elles aussi n’ont pu se soustraire à l’influence du milieu historique dominé par le capitalisme. L’histoire des guerres nationales turc et chinoise et est l’histoire très connue de Kémal Pacha et de Chang-Kai-Chek. Ce sont là deux sanglantes tragédies où le prolétariat et les communistes turcs et chinois ont joué le rôle de la victime. La Russie de Lénine, du bolchevisme, de l’édification socialiste a donné les armes pour ces guerres nationales à Chang-Kai-Chek et à Kémal Pacha; ces derniers, immédiatement entraînés dans le cercle de la politique impérialiste ont fait avec les impérialistes le front unique contre le prolétariat, il ont tourné les armes que la Russie leur à fournies contre le prolétariat et les communistes. Et pourtant on a appliqué dans ces circonstances la pure tactique Léniniste, quoiqu’en disent Trotsky et ses suiveurs. On a dit au prolétariat chinois, au prolétariat turc de défendre sa patrie opprimée par les impérialistes et les agents des impérialistes; on a proclamé la croisade des nations opprimées contre l’impérialisme. Lénine même n’avait-il aussi préconisé l’utilisation du front unique des nations opprimées contre l’impérialisme? On ne peut certainement prétendre que la lutte pour la défense de la nation opprimée pouvait se concilier avec l’intérêt révolutionnaire des ouvriers, car la lutte du prolétariat contre le capitalisme et l’impérialisme international est la lutte contre sa propre bourgeoisie, non au nom de sa nation, mais au nom du prolétariat international. Ce qu’importait le plus en Chine pour le prolétariat chinois et international étai l’entrée de la classe ouvrière chinoise dans la lutte révolutionnaire prolétarienne et non dans la lutte nationale, qui était réactionnaire dans son essence, qui ne pouvait mener dans aucun cas à l’émancipation nationale de la Chine, mais dans tous les cas à la liaison de la bourgeoisie chinoise avec l’impérialisme. Peut-on appeler aujourd’hui guerres nationales, des conflits qui ne peuvent pas se soustraire au milieu historique de l’impérialisme? Non, évidemment. Aussi, l’idéologie des guerres nationales, de la patrie non-capitaliste, non-impérialiste a échoué complètement dans des défaites terribles et dans une mer de sang prolétarien. Et la sainte croisade des nations opprimées contre l’impérialisme oppresseur se transforme en une liaison des bourgeoisies indigènes avec l’impérialisme contre le prolétariat indigène et contre le prolétariat mondial.

Si en Chine et en Turquie la légende de la guerre nationale s’est résolue en une tragédie, en Afghanistan et en Perse elle est morte sous les risées de l’histoire dans la farce d’Amanoullah.[10]

Les colonies elles-mêmes, l’Égypte, l’Inde, ces pays qui englobent millions d’hommes et que Lénine espérait de déchainer dans leur feu national contre l’impérialisme du colosse capitaliste, ne nous permettent pas une guerre nationale. Car dans les Swaraj,[11] le Wafd,[12] etc. la bourgeoisie indigène a déjà perdu son agressivité nationale, et elle cherche le compromis, l’alliance soumise avec le colosse impérialiste. Et pourtant les Léninistes acharnés préparent encore de nouvelles croisades nationalistes c’est à dire des nouveaux massacres de prolétaires coloniaux au lieu de préparer la révolution socialiste par le développement de la conscience du prolétariat des mêmes pays.

Quelles conclusions peut-on tirer de cette analyse de pensées et de faits sur la question nationale?

Qu’il n’existe pas de question nationale pour le prolétariat, que les ouvriers ne peuvent tirer aucun avantage de l’existence pour eux d’une patrie et qu’ils n’ont pas à s’occuper d’oppressions nationales, de droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Le prolétariat développe son mouvement, fait sa révolution comme classe et non comme nation. Aussitôt après la victoire du prolétariat dans plusieurs nations, les frontières ne peuvent que disparaître. La thèse Léniniste de l’autonomie nationale des états socialistes est un non-sens. Lénine affirme que tant que l’état existe, la nation demeure une nécessité. Or la nation n’est qu’un produit de l’état bourgeois et non pas de l’état prolétarien. Les états prolétariens ne peuvent que tendre à s’unir et à supprimer les frontières. Bien mieux: le socialisme en tant qu’ordre économique et social ne peut se réaliser que sur la base de la disparition totale des frontières. La suppression des différences économiques nationales ne peut se réaliser sans la suppression des limites nationales qui sont d’ailleurs artificielles et conventionnelles. La dictature prolétarienne, l’état ouvrier, qui n’est pas l’état bourgeois ne peut avoir qu’un caractère universel et non pas national, démocratiquement unitaire et non pas fédératif. Les communistes Marxistes n’ont pas à édifier les États Unis d’Europe ou du monde, leur but est la République universelle des conseils ouvriers.

Les communistes Marxistes doivent propager par conséquent parmi les larges masses ouvrières la haine de la patrie, qui est un moyen pour le capitalisme de semer la division entre les prolétaires des différents pays. Ils doivent préconiser parmi les larges masses ouvrières la nécessité de la fraternisation, de l’union internationale de tous les prolétaires dans tous les pays. Ils doivent combattre avec acharnement non pas seulement toutes les tendances chauvines, fascistes ou social-démocrates, qui empoisonnent même les milieux ouvriers, mais aussi toutes les tendances masquées, qui essaieraient de donner une base quelconque à l’idéal national. Ils doivent combattre contre la légende des guerres nationales, la légende des croisades populaires anti-impérialistes. Ils doivent encrer en utilisant l’expérience historique, au plus-profond des masses prolétariennes la foi dans la victoire du socialisme, rien que sur des bases purement classistes, purement internationalistes.

Il faudra par conséquent porter tous nos efforts sur la renaissance du véritable internationalisme Marxiste, dans lequel les social-réformistes et les national- bolchévistes ont semé la confusion.

Nous savons bien que notre propagande ne peut à elle seule réaliser cet effort de ramener parmi les masses l’internationalisme et de le développer jusqu’à degré inconnu jusqu’à présent. Nous savons que notre propagande, tout en étant nécessaire, n’aurait pas la moindre influence, si les développements ultérieurs du processus historique ne se chargeaient de la confirmer. Mais nous savons aussi que ces développements ne peuvent que pousser le prolétariat vers les positions que les véritables internationalistes n’ont jamais trahis, que Rosa Luxembourg a conservé jusqu’à la mort.

(à suivre) [13]

Source

Léninisme ou Marxisme? L’impérialisme et la question nationale. L’ouvrier communiste (Paris), no. 2-3, Oct. 1929. Transcription par F.C.

Annexes

Zinoviev, Les maraudeurs (1915)

Il ne s’agit pas de ces maraudeurs qui, lorsque la canonnade a cessé, rôdent par les champs de bataille et dépouillent de ses bottes le soldat mort. Il s’agit d’une autre race de maraudeurs: de ceux qui sévissent en littérature.

On a vu, ces temps derniers, surgir pas mal de bandits des lettres, disposés à démontrer que le krach actuel de l’opportunisme socialiste allemand est en réalité celui de Marx et d’Engels, celui du socialisme scientifique. A cette fin, ils ont cherché à « prouver » que Marx et Engels étaient des chauvins.

C’est ainsi que M. Pierre Struhve «prouve», dans le Messager de la Bourse de Pétrograd, organe du libéralisme national russe, que Marx a toujours été l’ennemi des Slaves et que les Sudekum actuels ne font que se conformer à ses dernières volontés. C’est ainsi que le petit journal des socialistes révolutionnaires de Paris, la Pensée (Mysl), est tombé au rang d’une feuille de bourse, en publiant divers articles d’un M. I. Gardénine, lequel écorne sans scrupule les cartes, — sans scrupule et d’ailleurs sans grande habileté — en cherchant à nous «prouver» la même chose.

Rien ne saurait être plus agréable aux social-chauvins allemands qui, pour tromper les ouvriers, leur expliquent qu’ils se conforment à l’enseignement de Marx. Et les augures mêmes de la grande presse européenne (voir la Frankfurter Zeitung) ne trouvent pas inutile de lancer dans le grand public la même version : Marx et Engels fournissent ainsi du renfort à Sudekum et à Scheidemann.

Il n’est donc pas inopportun d’examiner les arguments de ces maraudeurs littéraires. Pour considérer la variété russe de l’espèce, arrêtons-nous aux articles de M. I. Gardénine (La Pensée, numéros 13, 16 et 50).

Il est question de l’attitude de Marx et d’Engels pendant la guerre de 1870-1871. M. Gardénine formule en six points son acte d’accusation contre les fondateurs du socialisme scientifique. Ces six points, les voici : 1° ils considéraient (Marx et Engels), en dépit des faits, la France comme responsable de la guerre et comme y jouant le rôle d’agresseur; 2° ils souhaitaient la victoire de l’Allemagne; 3° ils justifiaient volontiers ce vœu par des arguments théoriques, du point de vue du prolétariat; 4° au cours des événements ultérieurs, ils s’intéressèrent fort peu à la république française, qu’ils ne prenaient pas au sérieux et qu’ils traitaient en «canaille»; 5° leur opposition à l’annexion de l’Alsace et Lorraine fut dans une large mesure platonique et tranquille, et ne fut jamais acharnée; 6° enfin, ils eurent à l’égard des projets de proclamation d’une Commune à Paris, c’est-à-dire à l’égard des méthodes d’action révolutionnaire, une attitude tout à fait négative, — tant que ces projets ne furent pas réalisés. Conclusion de M. Gardénine: «Le péché originel n’est pas chez eux (chez les Sudekum), il faut le rechercher chez leurs ascendants intellectuels (chez Marx et Engels)».

Marx considérait la guerre de 1870-1871 comme une des dernières — ou comme la dernière — grande guerre nationale de l’Europe.[14] Cette guerre, écrivait-il à Engels, le 8 août 1870, «amène enfin la réalisation des objectifs nationaux de 1848».[15] Cette opinion de Marx était-elle, oui ou non, justifiée?

Tout socialiste convient évidemment que Marx avait raison, que la guerre de 1870-1871 fermait en réalité l’ère de l’affermissement national des grands États européens, qu’elle unifiait l’Allemagne, remplissant ainsi une grande mission historique et réalisant un progrès. La guerre de 1870-1871 se distingue ainsi essentiellement de la guerre typiquement impérialiste de 1914. La guerre de 1870-1871 terminait la première étape du développement capitaliste de l’Europe. La guerre de 1914 commence l’achèvement de sa dernière étape. 1870-1871 était la fin du commencement. 1914 est le commencement de la fin. Car l’impérialisme, dans ses proportions actuelles, est la dernière étape du capitalisme qui, à l’étroit dans les cadres nationaux, fait de suprêmes efforts pour s’adapter à un développement de la production conduisant inéluctablement à la révolution socialiste.

Telle est la « minime » différence entre les guerres de 1870 et de 1914. L’attitude des socialistes envers ces deux guerres ne peut évidemment pas être identique. Les socialistes sont seulement tenus de rester maintenant des socialistes, comme ils le restèrent il y a 44 ans.

Marx et Engels, examinant la situation du point de vue du prolétariat international, disaient : la défaite de la France dans la guerre franco-allemande de 1870-1871 serait conforme aux intérêts du prolétariat de tous les pays. Pourquoi? 1° Parce qu’elle entraînerait la chute de Louis-Napoléon dont le régime étouffait la France et constituait un rempart pour la réaction européenne; 2° parce que, même si une révolution ne se produisait pas en Allemagne et n’unifiait pas l’Allemagne par en-bas, l’unification de l’Allemagne s’accomplirait alors par en-haut, fût-ce, comme le voulait Bismarck, en créant une nouvelle base très large au mouvement ouvrier allemand et en donnant par là même une impulsion nouvelle à la croissance du socialisme dans tous les pays.

Marx et Engels avaient-ils raison?
Oui.

On pouvait alors discuter avec eux sur le fond même de la question; on pouvait trouver fausse toute leur appréciation du groupement des puissances. On pouvait juger la situation tout autrement. Mais pouvait-on leur reprocher d’être chauvins parce qu’ils souhaitaient la défaite de la France? Non, certes. Pendant la guerre russo-japonaise, toute l’Internationale souhaitait la défaite de la Russie, pensant qu’elle serait conforme aux intérêts du prolétariat mondial. Les socialistes de partout étaient-ils alors coupables de chauvinisme nippon?

Marx et Engels «considéraient la France comme l’agresseur». M. Gardénine, en le disant, nous révèle les abîmes de sa stupidité personnelle.

Que reproche-t-il à Marx et à Engels? De n’avoir pas vu pendant les événements mêmes que, du point de vue de l’histoire diplomatique, la Prusse était l’agresseur quoiqu’on sache que le Bonaparte n’était pas moins provocant que Bismarck? Certes, Bismarck réussit à tromper, avec tous les hommes politiques bourgeois, les socialistes, et même dans une certaine mesure Bebel et Liebknecht. Marx et Engels considérèrent à ce moment Bonaparte comme l’agresseur. Mais M. Gardénine s’intéresse-t-il à la question diplomatique ou à quelque chose de plus important? Trente ans après la guerre franco-allemande, Jaurès en écrivait l’histoire et hésitait à dire lequel des belligérants était le plus coupable lequel avait été le plus provocant au dernier moment. Après la victoire de la Prusse sur l’Autriche (1866), quand Napoléon III vit Bismarck oublier les promesses de compensations faites à l’Empire français, le bonapartisme devait chercher à prendre sa revanche pour Sadowa. Après le conflit luxembourgeois, dans lequel Napoléon ne reçut rien non plus, ses tendances belliqueuses devaient s’accroître. Napoléon III ne pouvait tenir en France que grâce à des succès de politique extérieure. En 1868-1869, ses insuccès dans ce domaine déterminent un commencement de dissolution du bonapartisme même. Celui-ci doit jouer son va-tout. Le sol se dérobe sous ses pieds, il devient nerveux, il tombe dans le piège de Bismarck. Il pousse à fond un conflit fortuit au sujet de la vacance du trône d’Espagne, et, le premier, déclare la guerre à la Prusse.

Dans une œuvre inachevée, Violence et Economie (Neue Zeit, 1895-96), Engels, décrivant ces événements, reconnaît que Bismarck avait réussi à tendre un piège à Bonaparte et que, du point de vue de l’histoire diplomatique, l’erreur concernant l’agression directe s’expliquait ainsi. Il l’explique encore en montrant que toute la situation obligeait aussi Napoléon à vouloir la guerre. Notamment, parce qu’il espérait le concours de l’Autriche, désireuse de prendre une revanche, pour la guerre de 1866; du Danemark, revanche pour le Schleswig-Holstein, et même de l’Italie!

Mais pour Marx et Engels, comme pour les socialistes matérialistes, le conflit diplomatique précédant la guerre était loin d’être le plus important.

Le long procès historique, commencé au début du xixe siècle, de l’émancipation de l’Allemagne du morcellement médiéval, de l’oppression et de la stagnation imposées par les rois et les empereurs français jusqu’à Napoléon III, voilà ce qui importait aux yeux de Marx et d’Engels. Mais tout cela n’existe guère pour les Jean Benêts de la sociologie «socialiste-révolutionnaire».

Au lieu de considérer la guerre objectivement, comme une conséquence du mouvement national bourgeois démocratique, progressiste, du peuple allemand, ces Jean Benêts s’en tiennent à l’argument subjectif : Quel a été le plus malin des adversaires, lequel a devancé l’autre?

Pendant longtemps, Napoléon III opprima, outre la France, toute l’Europe, et empêcha l’unification de l’Allemagne. En finir avec cette oppression, même par la guerre, était important, était nécessaire, correspondait à un progrès historique. Vous ne le comprenez pas, monsieur Gardénine? Vous pensez, comme tous les petits bourgeois, que toute guerre est mauvaise, nuisible, réactionnaire, que, par exemple, la guerre offensive de l’Inde ou de la Chine actuelle à la Russie ou à l’Angleterre ne constituerait pas un progrès historique, ne signifierait pas la défense de l’indépendance nationale de 700.000.000 d’hommes contre le banditisme exploiteur de Nicolas II et de Georges V?

Marx et Engels ne pouvaient pas, en 1870, savoir avec quelle habileté Bismarck roulait les sots diplomates. Mais on peut être certain que, s’ils l’avaient su, leur point de vue sur la guerre de 1870-1871 n’en aurait pas été modifié et ils auraient continué à souhaiter la défaite de la France.

Car, répétons-le, ce n’était pas la question de l’agression au dernier moment et de la défensive qui était pour eux décisive; c’était une autre question, infiniment plus sérieuse… Marx et Engels considéraient justement la guerre de 1870-1871 comme une guerre nationale. En tiraient-ils pourtant des conclusions chauvines? En aucun cas.

Le 23 juillet 1870, aussitôt après la déclaration de guerre, parait le premier manifeste du Conseil général de l’Internationale, rédigé par Marx. Marx y flagelle le despotisme prussien. Marx y engage les travailleurs allemands à être fraternellement solidaires des prolétaires français.

Le 9 septembre 1870, aussitôt après Sedan, deuxième manifeste de l’Internationale, rédigé également par Marx, consacré à une agitation passionnée contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine, à la propagande de la solidarité avec la République française, à une impitoyable critique de la monarchie prussienne, à un appel aux travailleurs de tous les pays, conviés à agir dans un esprit internationaliste.

Il y avait alors en Allemagne des social-chauvins, Schweizer et son groupe, qui votèrent au début les crédits de guerre, etc. Vit-on Marx et Engels se solidariser avec eux? Non.

Dans sa lettre du 28 juillet 1870, Marx écrit à Engels:

«Par bonheur, toute cette manifestation (patriotique) part de la classe moyenne. La classe ouvrière, à l’exception des adeptes de Schweizer, n’y prend aucune part. Par bonheur la lutte des classes dans les deux pays, France et Allemagne, est si fortement développée qu’aucune guerre actuelle ne peut plus obliger l’histoire à faire machine en arrière.»

Est-ce le langage de Sudekum, monsieur Gardénine?

Quand l’oligarchie anglaise entreprend son agitation pour l’intervention de l’Angleterre en faveur de la Prusse, Marx, dans sa lettre du 1er août, s’insurge contre cette idée et menace la bourgeoisie anglaise d’un soulèvement populaire. Est-ce ainsi que se comportent les Sudekum d’aujourd’hui?

Marx et Engels considéraient justement la guerre de 1870-1871 comme une guerre nationale. Conseillaient-ils aux socialistes allemands de soutenir Bismarck et de voter, par exemple, les crédits de guerre? Pas le moins du monde. Ils approuvent Bebel et Liebknecht qui, dès le premier jour, ont refusé de voter ces crédits. Ils demandent aux militants du Comité de Brunswick, lassaliens d’hier, maintenant hésitants, d’en faire autant. «Marx s’est rangé à notre avis», écrit Bebel dans une lettre de 1870 (voir le compte rendu du procès de haute trahison des socialistes allemands, page 244). «La lettre de Marx m’a convaincu», reconnaît d’autre part Bracke, un des brunswickois les-plus en vue (idem, p. 406).

Marx et surtout Engels s’opposaient à G. Liebknecht qui, dans son agitation, tombait parfois dans l’erreur de vouloir faire de l’anti-bismarckisme une tactique exclusive. Ils avaient complètement raison. Le tort de Liebknecht était de ne pas tenir compte du fait que la guerre de 1866 avait tranché la question contre l’Autriche, alors que, dans son opposition à Bismarck, il tombait encore dans l’austrophilie et dans une sympathie sentimentale pour les petits Etats allemands. Il est vrai que, pendant la guerre de 1870-1871, Liebknecht tomba beaucoup moins dans ce travers que pendant les années précédentes. Et ce n’est pas sans raison que Marx le défendit parfois contre Engels. Le débat, en tout cas, n’avait nullement trait au nationalisme ni à l’internationalisme.

Marx et Engels ne protestèrent contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine que «platoniquement»! Mensonge impudent. Dans leurs lettres privées de 1870, Marx et Engels considèrent cette annexion comme « le plus grand malheur pour toute l’Europe et surtout pour l’Allemagne». Marx prévit, dès le premier jour, que cette annexion rapprocherait la France de la Russie et provoquerait des calamités incalculables. Dans les deux manifestes de l’Internationale, l’annexion est flétrie en termes impitoyables. Dans tous ses articles ultérieurs, Engels ne trouva pas d’expression assez forte pour exprimer son indignation en présence de cet acte de violence (1888-90-91).

Marx et Engels auraient eu une attitude négative envers les projets de proclamation de la Commune, c’est-à-dire d’action révolutionnaire des travailleurs français? M. Gardénine n’a pas réfléchi à ce qu’il écrivait. Sudekum et même, très probablement, le général von Klück, verraient maintenant avec satisfaction les travailleurs français agir seuls révolutionnairement. Après la chute de l’Empire (4 septembre 1870), il était du devoir de Marx de mettre en garde les travailleurs français contre des actes imprudents. Il était, disons-nous, du devoir de Marx de le faire surtout après l’infructueuse tentative d’octobre 1870, qui avait amené l’arrestation de Blanqui, de Flourens et d’autres militants. Marx, comme il ressort de sa correspondance et du deuxième appel de l’Internationale, ne le faisait que par crainte qu’une action prématurée aidât l’absolutisme prussien à écraser la république française. En d’autres termes, il était poussé par des mobiles tout à fait contraires au chauvinisme.

Et quand surgit la Commune, Marx, par son travail sur la Guerre civile en France, inscrivit ce nom en lettres d’or dans l’histoire du mouvement prolétarien international.

L’attitude de Marx et d’Engels pendant la guerre de 1870-71, noblement courageuse et profondément conforme aux principes de l’internationalisme, s’est d’ailleurs gravée dans l’esprit de tous les socialistes français. Vaillant même, malgré la frénésie patriotique qui s’est emparée de lui, s’est dernièrement élevé, dans l’Humanité — du 14 décembre 1914 — en sa qualité de militant de 1870-71, contre la calomnie qui fait de Marx et d’Engels des chauvins. Ils ont, a-t-il déclaré, agi en internationalistes, sans jamais manifester envers la France la moindre hostilité. Vaillant exècre l’Allemand et tout ce qui est allemand. Il n’a gardé de tendresse que pour deux «Allemands»: Marx et Engels.

«Des affirmations semblables, » écrit M. Gardénine dans son premier article La Révélation inattendue, «paraîtront, je le sais, au premier abord tout à fait invraisemblables. Je ne m’étonnerais même pas qu’on y vît une abominable calomnie contre les fondateurs du socialisme scientifique.» M. Gardénine a vu clair. Mais fallait-il qu’il fût prophète pour savoir qu’on l’appellerait par son nom et qu’on traiterait le calomniateur de calomniateur?

Continuez, messieurs les narodniki (populistes). Profitez de la confusion pour accomplir vos maraudages littéraires et pour calomnier le Marxisme, comme on calomnie les morts. Mais épargnez-nous, au moins, la rhétorique de Tartufe et vos douçâtres appels à l’union! Et puis, ne vous imaginez pas faire preuve d’originalité, au moins dans votre calomnie contre Engels et Marx. Bien avant MM. Struhve et Gardénine, au temps de la I” Internationale, des anarchistes fort pauvres d’idées démontraient, avec autant de brio, que Marx était en réalité un bismarckien masqué et qu’il voulait subordonner toute l’Internationale aux intérêts prussiens. Les Struhve et les Gardénine se tressent les lauriers qu’auraient pu réclamer jadis des hommes qui furent le rebut de l’anarchie.

3 mars 1915. G. Zinoviev.

Source

Zinoviev, «Les maraudeurs», dans Contre le courant Tome I. 1914-1915 / N. Lénine, G. Zinoviev ; traduit par V. Serge et Parijanine. Transcription par F.C.

Marx sur la guerre franco-allemande de 1870

Marx à Laura et Paul Lafargue, 28 juillet 1870:

“Il (Napoléon) a vu des signes évidents du caractère national de la guerre en Allemagne et a été surpris par l’engagement unanime, rapide et immédiat du sud de l’Allemagne en faveur de la Prusse. (…) En Allemagne, la guerre est considérée comme une guerre nationale parce qu’elle est une guerre défensive. Les classes moyennes (sans parler des ‘Junker’ en Prusse) rivalisent de déclarations d’allégeance. On se croit revenu à l’époque de 1812 sqq. ‘pour Dieu, le roi et la patrie’ (…). Mais il est réconfortant de constater que les ouvriers protestent aussi bien en Allemagne qu’en France. Heureusement, la guerre de classes est si développée dans les deux pays qu’aucune guerre d’États ne pourra faire reculer la roue de l’histoire pendant longtemps. Je crois au contraire que la guerre actuelle conduira à des expériences auxquelles les “officiels” des deux camps ne s’attendent pas du tout”.

(MEW vol. 33, p. 124)

Marx à Engels, 28 juillet 1870:

Après des exemples d’expressions en France comme en Allemagne qui seraient appropriées dans le cas d’une guerre nationale : “Qui aurait cru possible que 22 ans après 1848, un appel national en Allemagne possède une telle expression théorique !”

(MEW vol. 33, p. 11)

Marx à Engels, 8 août 1870:

“L’Empire est fait”, c’est-à-dire l’Empire allemand. By hook and crook [d’une manière ou d’une autre], ni de la manière prévue ni de la manière imaginée, il semble que toutes les manœuvres depuis le Second Empire aient finalement abouti à la réalisation des objectifs ‘nationaux’ de 1848 – Hongrie, Italie, Allemagne ! Il me semble que ce genre de mouvement ne sera achevé que lorsque les Prussiens et les Russes commenceront à se battre. (…)”

(MEW, vol. 33, p. 31)

La Russie n’a cependant pas participé à la guerre franco-allemande de 1870.

Marx dans La Guerre civile en France, avril-mai 1871:

“Qu’après la plus formidable guerre des temps modernes, l’armée victorieuse et l’armée vaincue s’allient pour massacrer ensemble le prolétariat – un événement aussi inouï prouve, non pas comme le croit Bismarck, l’écrasement final de la nouvelle société qui s’élève, mais l’effritement complet de l’ancienne société bourgeoise. Le plus grand essor héroïque dont l’ancienne société était encore capable est la guerre nationale, et celle-ci se révèle maintenant être une pure escroquerie gouvernementale qui n’a plus d’autre but que de repousser la lutte des classes, et qui s’envole dès que la lutte des classes s’enflamme dans la guerre civile. La domination de classe n’est plus capable de se cacher sous un uniforme national; les gouvernements nationaux sont unis face au prolétariat !”

(MEW vol. 17 p. 360/1)

Tous fragments traduits de l’édition de l’Allemagne d’Est Marx Engels Werke (MEW)


[1] Seulement traduit du néerlandais en allemand, anglais et espagnol. F.C., The inter-imperialist war in Ukraine. From Luxemburg, Pannekoek, Gorter and Lenin to “Council-Communism”, chapter The domestic and foreign policies of the Soviet Union and the “oppressed nations”. Find there the sources (also in German) mentioned in notes 39 and 40

[2] Amadeo Bordiga, Le communisme et la question nationale (1924): https://www.Marxists.org/francais/bordiga/works/1924/00/bordiga_nationale.htm

[3] Voir Wikipedia, Idéalisme wilsonien: https://fr.wikipedia.org/wiki/Id%C3%A9alisme_wilsonien

[4] Voir Wikipedia, Accords de Locarno: https://fr.wikipedia.org/wiki/Accords_de_Locarno

[5] Par ultra-gauche les Léninistes désignent la position des Marxistes intransigeants. (Note de l’auteur)

[6] L’occupation de la Ruhr par l’Armée française en janvier 1923, l’accélération du désastre économique, l’hyperinflation crée une situation de chaos, qui peut sembler ‘prérévolutionnaire’, avec le développement d’un mouvement des conseils d’entreprise qui s’apparente à celui des ‘hommes de confiance’ révolutionnaires de 1918. Le succès de ce mouvement ainsi que la création de ‘milices ouvrières’ de parti (centuries prolétariennes), pour lutter contre la police et les corps francs dans la Ruhr, redonnent confiance à la base du PC. Mais, comme le note Pierre Broué, 1923 est surtout marqué par « la progression des nationalistes d’extrême droite » – qui s’adressent aux « millions de petits-bourgeois déclassés », aux ouvriers sensibles à la propagande nationaliste et antisémite – et développent leurs milices armées (S.A. du parti nazi), grâce aux subventions des grands industriels de la Ruhr, et avec la complicité de la Reichswehr.

Or le KPD fait de la démagogie populiste auprès de ces couches petites-bourgeoises ruinées et caresse dans le sens du poil leur sentiment nationaliste exacerbé, et même leur antisémitisme35. Karl Radek, l’ancien Linksradikale de Brême, put tenir un discours – devant l’exécutif du Komintern – en mémoire du nazi Leo Schlageter, fusillé par l’armée française d’occupation, en juin 1923:

C’est seulement si la Cause allemande est celle du peuple allemand, c’est seulement si la Cause allemande consiste en une lutte pour les droits du peuple allemand qu’elle recrutera les amis actifs du peuple allemand. En faisant de la Cause du peuple la Cause de la Nation, faites de celle-ci la Cause du peuple. C’est cela  que doit affirmer le Parti communiste d’Allemagne, c’est cela que doit affirmer le  Komintern sur la tombe de Schlageter.

Cet appel au sentiment nationaliste pouvait parfaitement coexister avec une mobilisation ‘antifasciste’, comme cette ‘journée antifasciste’ du 29 juillet, qui fut un échec significatif. Le KPD essaye alors une politique de Front populaire avant la lettre. Le 10 octobre, le gouvernement social-démocrate saxon intègre plusieurs ministres communistes, dont Fritz Heckert (futur chef stalinien, toujours enterré dans un mur du Kremlin), et surtout Brandler, qui devient chef de la chancellerie d’État. Même chose, le 13 octobre, dans le gouvernement de Thuringe, où entrent trois ‘ministres communistes’, dont Karl Korsch à la Justice.

Ces apparents ‘succès’ ouvrirent la voie de la défaite. Les gouvernements ‘ouvriers’ sont dissous par la Reichswehr sans résistance. Et c’est sans résistance que tout le mouvement capitule. L’insurrection de Hambourg du 23 octobre, dans un seul quartier!, est un fiasco : « une partie seulement des communistes se sont battus, et ils se sont battus seuls, les grandes masses demeurant, sinon indifférentes, du moins passives».

C’est un autre octobre, celui de 1929, qui consomma la défaite des travailleurs allemands. Après un tournant dit de ‘classe contre classe’ (ou ‘troisième période’), où la social-démocratie était qualifiée de ‘social-fascisme’, le KPD revenait à sa politique d’exaltation de la « nation prolétaire » allemande. En août 1930, son comité central, voulant concurrencer le nazisme sur son propre terrain, lançait une adresse « Pour une libération nationale et sociale du peuple allemand ». Le KPD établissait, en novembre 1932, un front unique à la base avec des travailleurs nazis lors de la grève des transports berlinois.

La contre-révolution est au pouvoir dès le 9 novembre 1919, elle ‘suicide’ les conseils ouvriers, puis impose par le fer et par le feu la loi de l’Assemblée constituante de Weimar. Ce fut une vraie saignée du prolétariat allemand opérée sous la responsabilité directe de la social-démocratie. En 1923, à la fin de la révolution allemande, le nombre de victimes ouvrières était déjà comparable à celui de la Commune de Paris.

La défaite ouvrait ainsi la voie à Hitler en janvier 1933. Le rêve d’une émancipation mondiale des travailleurs – où l’Allemagne jouerait un rôle-clef – se transformait en cauchemar sanglant d’une « libération nationale et sociale du peuple allemand ».

C’était ouvrir la voie royale vers la guerre mondiale.

Ph. Bourrinet, Les conseils ouvriers en Allemagne 1918-23.

[7] Voir Annexe pour l’article complète.

[8] Les «économistes» formaient une tendance de la social-démocratie russe accordant une importance absolue à la lutte pour des revendications économiques partielles. Note par l’auteur.

[9] Amadeo Bordiga, Le communisme et la question nationale (1924): https://www.Marxists.org/francais/bordiga/works/1924/00/bordiga_nationale.htm

[10] Probablement Amanullah Khan, voir Wikipedia: https://fr.wikipedia.org/wiki/Amanullah_Khan

[11] Voir Wikipedia pour le concept Swaraj par Gandhi: https://fr.wikipedia.org/wiki/Swaraj

[12] Voir Wikipedia pour le parti égyptien Wafd: https://fr.wikipedia.org/wiki/Parti_Wafd

[13] Suite ne pas connue.

[14] Source pas indiqué.

[15] MEW Bd. 33, p. 31. Voir plus loin dans cette annexe la citation complète. En cela, il ne s’agit pas tant d’une nécessité historique assumée par Zinoviev dans Marx, mais plutôt de l’ironie de Marx à l’égard des manipulations bourgeoises des deux côtés du front.

3 Comments on ““L’Impérialisme et la question nationale” (1929)

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